Tartufferies

Publié le par Nicolas




Nous y revoilà, à Tartuffe ! Certaines personnes qui me connaissent savent quel a été mon trouble, lors de ce premier semerstre, face à cette oeuvre. Je la trouvais virtuose et fascinante mais j'avais l'impression de ne pas parvenir  à l'appréhender, tant les différentes lectures critiques qui en ont été faites sont contradictoires. J'avais posté ici quelques pistes de réflexion sur un passage de cette oeuvre, que j'avais ensuite effacées, tant j'étais peu sûr de moi. Il s'agissait de ce que j'avais développé en partiel. Finalement, puisque j'ai eu une bonne note et que le professeur a eu la gentillesse d'y remarquer des éléments d'analyse "inédits" et "novateurs", je les retranscris ici, à le demande de Camille.

Il s'agit de la scène 6 de l'acte III (vers 1073 à 1114. On la trouve facilement sur internet, ici par exemple. Les illustrations, destinées à délasser vos yeux de cette fastidieuse lecture, sont extraites de la mise en scène de Braunschweig au Théâtre National de Strasbourg et au Théâtre de l'Odéon.

Tartuffe, un faux dévot, s'est impatronisé dans la maison d'Orgon, afin d'en capter l'héritage et en flouer Damis et Marianne, les deux enfants d'Orgon. Mais son attirance pour Elmire, la seconde épouse de son protecteur, le perdra. Malgré la sagesse de Dorine, qui a tenté de convaincre le jeune homme de se retirer (II, 1) et celle d'Elmire, qui aurait voulu qu'il tût sa découverte, Damis - qui vient de surprendre l'imposteur en train de courtiser sa belle-mère - a révélé à son père la tentative de séduction.

La scène III, 6 (v. 1073-1114) présente trois intérêts majeurs : sur le plan dramaturgique (dispositio), il s'agit d'un premier échec face à l'imposteur ; sur celui de l'elocutio, avec un Tartuffe qui établit son éthos d'homme humble ; sur la mise en place d'un arrière-plan philosophique qui pose la question des apparences.


1. Dramaturgie : un premier échec face à Tartuffe.

Tartuffe n'est pas seulement celui qui a rangé Madame Pernelle et Orgon sous son autorité morale. Le faux dévot menace le bonheur de Marianne et de Valère, celui de Damis et de la soeur de Valère, mais aussi toute la famille dont il convoite le bien. Sur le plan dramaturgique, il importe que cet imposteur ne soit pas démasqué trop tôt, il faut auparavant au moins un échec. La fonction de cette scène, après que Damis a "démasqué" l'imposteur, est de révéler l'échec de cette tentative, dû à l'aveuglement d'Orgon. Afin de ménager un rebondissement et susciter le rire par la peinture du ridicule d'un tel aveuglement - et donc corriger les moeurs puisqucar "on veut bien être méchant, mais on ne veut point être ridicule", écrit Molière dans sa préface -, Molière a recours à un stratagème : jusqu'au vers 1086, on pourrait croire que Tartuffe est démasqué. Ainsi, l'interrogation oratoire d'Orgon ("Ce que je viens d'entendre, ô Ciel ! est-il croyable ?" v. 1073) pourrait être entendue comme l'indignation du maître de maison revenu à la raison. Il faudra attendre la fin de la tirade de Tartuffe - qui paraît le confirmer - pour que l'adresse d'Orgon à son fils nous le montre comme toujours aveuglé. En effet, pendant que Tartuffe bat sa coulpe (vers 1074 à 1086), Molière ménage une ambivalence : est-ce que Tartuffe reconnaît sa tentative de séduction ("Croyez ce qu'on vous dit, armez votre courroux', v. 1083) ou ne s'accuse-t-il que du péché originel dont sont marqués tous les hommes ("je suis [...] / Un malheureux pécheur", v. 1074-1075) ? Les deux interprétations peuvent fonctionner à plein jusqu'à la réplique d'Orgon qui accuse son fils de calomnie (v. 1087-1088).



2. La rhétorique de Tartuffe

Maître du langage au moyen duquel il endort la méfiance de ses proies, Tartuffe se tire d'affaire, se crée un éthos d'homme humble. Quelle interprétation donner à sa première tirade ?

A/ La rhétorique au secours de l'imposteur

Face à une accusation extrêmement grave, la rhétorique de Tartuffe avance par paliers. Sa première tirade reste ambivalente, comme nous l'avons vu, tandis qu'après le court et vif dialogue du père et du fils, il continue d'assoir un peu plus sa bonne foi en se montrant humble et même sublime dans son pardon pour Damis. Lorsqu'il dit : "J'aimerais mieux souffir la peine la plus dure, / Qu'il eût reçu pour moi la moindre égratignure" (v. 1113-1114), Tartuffe se fait même figure christique : il accepte de souffrir à la place de Damis. Entre la première tirade de Tartuffe (v. 1074-1086) et la conclusion de notre passage (v. 1112-1114), on remarque une seconde tirade (v. 1091-1106). Celle-ci représente le passage intermédiaire dans son discours qui le mène du statut d'accusé à celui de victime magnanime. Au départ, il semble donner raison à Damis ("Et vous ferez bien mieux de croire à son rapport", v. 1192). En effet, son "rapport", c'est ce que Damis vient de rapporter et non pas l'ensemble des critiques que mènent Elmire, Cléante, Dorine, Damis et Marianne envers Tartuffe. Pourtant, après s'être auto-flagellé, Tartuffe n'imputera pas la "punition" qu'il évoquait dans sa première tirade (v. 1079) à une tentative de séduction. Cette punition est simplement "due aux crimes de [s]a vie" (v. 1106). Tartuffe ne s'accuse pas d'adultère mais de perfidie (v. 1101), de vol, d'homicide (v. 1102), dans un effet de liste qui se montre excessif et ne reflète que l'humilité de l'homme de Dieu et non la vérité d'un hypothétique péché. Ces trois temps, ces trois paliers, mènent Tartuffe à recouvrer l'estime d'Orgon - si tant est qu'il ait jamais pu la perdre.

B/ Une interpétation des vers 1074 à 1086

Voici une interprétation de la "première tirade" d'Orgon. Tartuffe espère qu'Orgon ne va pas croire Damis : plus il est attaqué et plus il se montre pieux et humble. Figure christique, il ne se défend pas face à une accusation, même fausse : "De quelque grand forfait qu'on me puisse reprendre / Je n'ai garde d'avoir l'orgueil de me défendre" (v. 1081-1082). Mais Tartuffe se dit peut-être aussi que si Orgon le croit (on ne sait alors pas encore qu'Orgon ne croit pas son fils), il adoucira sa punition en feignant un repentir sincère et la "punition" (v. 1079) n'est alors plus celle du péché originel et de tous les péchés de cet homme mais bien celle d'un moment où Tartuffe, en tant qu'homme, a cédé à la tentation : c'est "l'humaine faiblesse" (v. 1009) d'un dévot qui n'en est "pas moins homme" (v. 966).


3. Le statut des apparences

A/ L'homme "à mener par le nez"

Molière souhaite, avec Tartuffe, montrer le ridicule d'un vice afin d'en corriger son public. Peut-être autant que la prise de pouvoir d'un directeur de conscience, fustige-t-il l'aveuglement d'Orgon et de Madame Pernelle. Notre extrait annonce le vers de Tartuffe qui affirmera qu'Oronte est un homme "à mener par le nez" et qu'il l'a "mis au point de voir tout sans rien croire" (v. 1524-1526). Comme Dom Garcie de Navarre ou comme Sganarelle, Oronte ne voit plus l'évidence. Molière est ici adepte des idées hétérodoxes et sceptiques de La Mothe Le Vayer. Face à cet aveuglement, Damis utilise les termes de "feinte" (v. 1089) et le verbe séduire (v. 1107). Mais lui-même est aveuglé. Conformément à la bienséance des caractères, il est représenté fougueux, parce que jeune homme amoureux. Ce qui sera à l'acte V une qualité n'est encore qu'un défaut. Comme celui de Georges Dandin, son triomphe reste encore inexploitable.

B/ L'ironie d'une confession paradoxale

C'est lorsque Tartuffe confesse sa bassesse (v. 1098-1100° que l'aveuglement d'Orgon est le plus manifeste. Tartuffe dit à Orgon qu'il se laisse "tromper à l'apparence" (v. 1097). Alors que le public de Georges Dandin n'en savait pas plus que lui, celui d'Orgon voit la foruberie, dénoncée dans la bouche même de l'imposteur. Le public est complice de cette ironie et l'aveuglement d'Orgon n'en paraît que plus ridicule.

En guise de conclusion...

En avouant lui-même qu'il n'est "rien moins [...] que ce qu'on pense", Tartuffe s'est bien autondénoncé, même s'il le fait à dessein de convaincre encore un peu plus son protecteur de sa bonne foi. Ainsi, la critique faite à Molière de n'avoir pas suffisamment distingué vrai et faux dévot (aucun monologue, aucun aparté ne ferait de Tartuffe un manipulateur explicite) ne tient pas. Tartuffe avoue être rien moins "que ce qu'on pense" (v. 1198), comme Molière demandait qu'on le laissât jouer sa pièce afin de montrer qu'elle n'est rien moins que ce qu'on veut qu'elle soit" (premier placet). Malgré les apparences, Tartuffe est donc une caricature du faux dévot (et non du dévot), le Tartuffe dénonce - ou du moins Molière veut-il le faire entendre ainsi au parti dévot - l'hypocrisie religieuse et non la bonne religion dont Cléante se fait le défenseur.




Publié dans Théâtre

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C
J'attends la suite avec impatience!!!<br /> Ohlàlà je t'oblige à travailler... allez, je t'accorde une pause syndicale d'une journée. C'est bien, hein? T'es content? ;-)
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